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Stephen Sack

Outrevies et outremorts de la déesse Coventina

par Véronique Bergen.

« Sans doute errent-elles encore auprès de la Route coupée où il ne passe plus personne, ces bacchantes inapaisées dont le désir essayait de balbutier une autre langue — moitié courtisanes, moitié sibylles — inaptes pour jamais qu’elles sont devenues à composer avec la vie banale, leur grand œil fier et triste comme un puits tari sur le chemin désert », Julien Gracq, Les Terres du couchant. 

Comment convoquer le temps, faire basculer la durée dans un espace qui l’abolit ? Comment faire de la trace à la fois l’attestation de ce qui fut et la mise en doute du jadis ? La mémoire ne s’interroge pas, elle trace ses propres chronotopies, retrouve au dehors ce qui est enfoui en ses dedans. Pour Stephen Sack, la photographie va au-delà d’une exploration de la perte, de réminiscences magiques, d’un lancer de filets, de capteurs dans les abysses du disparu. Il ne s’agit pas d’une torsion volitive par laquelle l’esprit se met en quête d’un Graal : c’est moins Stephen Sack qui s’avance vers les royaumes enfuis que les déesses du temps d’avant qui viennent à sa rencontre. L’on dira que chacun fait un bout de chemin. Que les divinités donnent, les premières, le signal de la lente remontée, faisant glisser les charnières du temps pour l’emprunter à l’envers et frapper aux portes du présent. Que, réquisitionné par leur longue pérégrination, Stephen vient à leur rencontre, quitte le rivage de l’actuel, se déleste des grains du contemporain et s’enfonce dans les massifs de ce que le commun des mortels croit inaccessible, happé dans un passé irréversible.

Qui dit pièce de monnaie, sesterce dit réversibilité relative des deux faces, identité et différence entre pile et face
Qui dit pile dit revers, qui dit face dit avers.
Qui dit revers dit valeur monétaire, qui dit avers dit effigie.
Qui dit « pile ou face » parie pour une troisième voie, la superposition quantique du pile et du face, la conjonction élective du numérique, du marchand et du visage, de la figure.
Le côté revers n’existe qu’à nouer une alliance entre son non-visage, son plus-que-visage et le visage du côté avers. 

Le côté avers se lamente de n’avoir que des portraits d’empereurs, de rois, de monarques, réclame d’avoir la plèbe, les moins que rien, les opprimés en bannière. Qui dit réversibilité, transitivité du pile et du face, par-delà leur inéchangeabilité, fraie un voyage du temps dans les deux sens, des blocs du proto-présent poussant leur corps vers la pointe du maintenant, des blocs du post-présent regagnant les demeures de l’origine.

En ses créations photographiques, Stephen Sack fait de la numismatique transfigurée un passeport vers l’outre-tombe. Non un retour ulysséen vers le même, en direction de ce dont on est parti, non le cercle de l’ombre autour de son axe mais un transport, un déport chamanique vers des zones dont on ne sait rien avant d’y poser pied. Une genèse délivrée de la quête d’une origine immobile. Les déesses décident, les humains leur emboitent le pas.

De la déesse Coventina, le savoir se résume à peu de chose, quelques brumes nordiques épandues sur une Rome mythique, mais aussi l’inverse, quelques embruns romains échoués sur l’île d’Albion. Près du mur d’Hadrien, on la voit se promener à la pleine lune, on voit la lune lancer ses bras d’albâtre dans l’espoir de la ravir, de caresser sa chevelure. Son nom s’avance comme une offrande tout entière mue par l’atteinte du A final. Son nom se perd dans un dédale de mythologie celtique et d’occupation romaine.

Devant Coventina, l’étymologie s’arrête, la rétine, les capteurs sensitifs de Stephen Sack Dedalus s’allument, les paysages se mettent un drap sur la tête comme dans un poème d’Henri Michaux.  

De Lady C., nymphe des rivières, des puits, des sources, l’on connaît une des sœurs, la fée Viviane, la Dame du Lac des légendes arthuriennes qui recueillit Lancelot et remit l’épée Excalibur à Merlin.   

Sur Coventina, des récits circulent, chuchotés au pied du mur d’Hadrien, colportés le long des lignes magnétiques dessinées depuis Stonehenge. Qui se tient au centre de la ronde des photographies de Stephen Sack entend autant qu’il voit les mélopées de Coventina, les effluves mégalithiques portées par le vent qui souffle depuis Avalon. 

Quiconque croit tenir en main un sesterce éprouve l’écoulement du sable entre ses doigts. Ce sable qui s’épand offre une traduction des pièces de monnaie que l’on lançait dans le puits de Coventina afin de requérir sa grâce, son intercession, sa clémence, ses vertus magiques. Des bouches se penchaient au-dessus de la margelle et balançaient des vœux agraires, célestes, amoureux, militaires, des prières innocentes, sceptiques, apotropaïques.  

Au fond du puits, Coventina se taisait, traversant, voluptueuse passe-muraille, les pierres du temps et celles de l’espace, courant dans les méandres des rivières quand on la croyait honorer quelques-uns des vœux, quelques-unes des requêtes par des exaucements mystérieux. Les hommes se disputaient quant à la règle qui dictait à la déesse l’accueil ou le refus des vœux. La satisfaction d’une requête ou son rejet dépendaient-ils de l’arbitraire de ses humeurs ? D’une loi secrète inaccessible aux non-initiés ? De calculs savants basés sur l’harmonie du microcosme et du macrocosme, sur l’équilibre des félicités particulières et du Grand Ordonnancement cosmique ? De filons archaïques trempés dans les eaux celtiques des dieux Lug, Dagda et Ogme ? De la pureté de l’officiant qui lançait pièce dans le puits avant parfois de s’y jeter pour étreindre la divinité ?    

Sur la surface des photographies, les formes s’érodent, se recomposent, le passé qui revient dans l’alambic de Stephen vire au vert, au bleu turquoise. La vitesse de rapprochement des galaxies du jadis produit un décalage vers le bleu, l’effet Doppler/Fizeau est respecté. 

Ce n’est pas nous qui frappons aux portes du néolithique, c’est l’Âge d’avant qui cherche un à-venir à son être mort, à son cadavre.

Coventina est un être des passages, une funambule arachnéenne qui déborde les terres de la vie pour caracoler dans l’outrevie, qui défait l’empire de la mort par sa création d’un espace nommé outremort. Elle règne sur le circulaire, arpente la figure d’un cercle qui, s’enroulant en spirale, se désaxe, se dé-cercle en épicycles astronomiques. Le puits de Coventina est une bouche avide de pièces volantes, de souhaits erratiques, hétérodoxes, interdits. Le cercle brisé, le cercle à la circonférence ailée est sa patrie : les pièces dont on la gave nous reviennent sous forme de miracles.

L’onomastique délivre ancrage et filiation. Dans « Coventina », le vieil écossais surgit sous la forme de « coven » qui désigne initialement un rassemblement humain, plus tard une assemblée de sorcières. Dans la série de photographies liées à Coventina, un sabbat chromatique évide les formes pour les rappeler à leur fond primordial, à leur chaos dansant. Le bas-relief glisse dans le diapré de son amont, de son champ transcendantal sans que pour autant les découpes se dissolvent dans un jeu de forces sauvages. L’érosion des lignes s’accompagne de leur persistance.   

Les photographies de Stephen Sack tournent autour de la première image, de l’empreinte, ce recul de la représentation par rapport au réel dru et dense, cette ébauche d’un geste de préservation du disparu et son remplacement par un analogon, par un irréel de sable, de pierre, de branchages. Chaque photographie de Stephen Sack opère un réveil de la belle au bois dormant, une reviviscence de la déesse des étangs, des rivières, de l’élément aquatique. L’image sackienne est simultanément un requiem optique, un tombeau visuel et un anti-requiem, une métempsycose, un envol lazaréen. Proie de sa proie, chasseur pris en filature par Coventina, le photographe est traqué par le rayonnement cosmique venu des premiers instants de l’univers.   

Coventina a quelque chose d’Eurydice. À la regarder alors qu’elle est encore à mi-chemin, on risque de la perdre à jamais. Il nous revient d’être des Orphée qui, à tout regard en arrière, se refusent, laissant la déesse jaillir à la lumière, le A crépusculaire de son prénom sonnant comme une aurore.