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Memoires de pierre

Le regard est, certainement, ce qui caractérise le mieux un artiste. Celui de Stephen Sack pourrait être comparé a l’oeil scrutateur du détective : avant I’œuvre elle-même et tout Ie travail d’élaboration qui y mène, il faudrait pouvoir s’imaginer comment ce photographe explore Ie monde des artefacts humains comme pour en fournir non pas vraiment un autre regard, mais une autre lecture, un autre déchiffrage. Dans tout son parcours artistique, d’une richesse singulièrement remarquable, Stephen Sack a produit une série d’oeuvres frappantes intégrant des vues d’épitaphes, de visages, de monnaies anciennes, de puzzles, de figures de lanterne magique, de stéréoscopes, d’horloges, etc. – dont Ie fil conducteur aura été de faire surgir ce que, ordinairement, I’on ne voit pas : I’envers, la cristallisation de significations parasites a même des choses que I’on croyait connues, Ie devenir-trace de ce qui jouait comme signe, jouait au signe, tout ce qui déborde en un monde saturé de présences ténues, notre univers de façades immédiatement déchiffrées. L’on pourrait, de même, identifier dans tout Ie parcours de Stephen Sack, la prégnance de ce qu’il appelle, depuis toujours, la ” memoire chromosomique ” et que j’interpréterais volontiers comme un vocabulaire d’ artefacts dont la poésie nous fait signe vers L’infiniment précieux : I’ombre que I’humain porte sur les choses.

A I’occasion d’une villégiature au Portugal, Stephen Sack n’a eu de cesse, comme à son habitude, de fouiller I’univers de ce qui se donnait tout d’ abord comme “simplement visible”. Tout se passe – et c’est la un trait fondamental de sa démarche – comme si un petit détail insolite l’avait mis sur une piste, qui l’a mené sur une voie, laquelle I’a fait pénétrer dans un autre monde. De fil en aiguille, Ie voila qui tombe nez à nez sur un véritable trésor de mémoires enfouies, de significations indéchiffrées : un ensemble extraordinaire de plaques préhistoriques, datant du mégalithique, dont Ie Musée National d’Archéologie de Lisbonne possède une collection des plus importantes au monde. Au quantième millénaire avant J.-C., les peuplades habitant I’ actuel Portugal avaient coutume d ‘enterrer leurs morts dans des nécropoles circulaires, que l’on a repérées dans Ie haut Alentejo. Certains morts étaient munis de plaques pectorales portant une grande variété de symboles gravés dans du schiste ou du grès. Rassemblées dès Ie XIX siècle, la plupart de ces mystérieuses plaques pectorales sont conservées dans les réserves de ce Musée, dans I equivalent d’une seconde sépulture.

Stephen Sack ne se borne pas à montrer quelques unes de ces plaques. Ce n’est pas tant qu’il les a vues ou remarquées : il les a reconnues, selon une forme fort platonicienne de réminiscence. Les rythmes originaires dont ces plaques sont recouvertes I’ont ramené à cette arithmétique des premiers temps, ou Ie vivant, Ie magique et I’ image sont autant des choses du réel que des nombres de I’être.

Le regard de Stephen Sack s’est arrêté sur ces signes ; il s’est laisse gagner à une certaine fascination, de par un instinct qui lui dicte que cette fascination, telle qu’elle peut s’éprouver aujourd’hui, est probablement ce qui nous rend plus proche ce travail d’incision magique. En opérant parmi des milliers de schistes graves, les choix que lui dictent autant sa propre sensibilité que ce que I’on pourrait appeler I’instinct, mais qui se rendrait sensible à ce qui advient avec une dimension quasi cosmique, Stephen Sack entérine son propre regard et, I’ arrêtant en cette série de vues concrètes que sont toutes ces photographies soigneusement élaborées et agencées, Ie rend à son tour visible, porteur d’ une énigme poïétique qui vient du début des temps.

Autant de plaques gravées de faisceaux de traits, préfigurant une géométrie encore magique telle qu’on peut en voir un peu partout à cette époque (comme par exemple sur les vases mycéniens de la Grèce archaïque), autant de messages différents dont aucun ne peut être réduit à une simple information ou à un nom. Ces messages qu’emportèrent avec eux des êtres morts il y a des millénaires, agissaient dans l’ombre pour I’éclairer ne serait-ce qu’un peu, comme ce qui était la vie éclairait jadis ce qui était un visage. Aujourd’hui, notre monde que désenchantent puissamment les prodiges de la technologie omniprésente et son idéologie spontanément mercantile, est à ce point dépourvu de lumières que ces quelques signes gravés avec ce mélange détonant de maîtrise et de rudesse nous parlent d’une voix insonore tandis que nous voyons l’invisible réseau apparaître par son refus même de tout automatisme interprétatif.

Longtemps, tandis que selon Jean-Jacques Rousseau, la parole ne faisait qu’une avec la musique, et Ie logos avec Ie melos, Ie signe était indifféremment géométrique et pictural, abstrait et efficace. Ces schistes signifiants nous ramènent en ces rives originaires ou I’image n’est pas encore a ce point ressemblante qu’elle en est saturée de banalité. Un trait est un acte qui perdure et survit a celui (I’acte, I’être) qui la produit, et tandis que I’homme, nomade invétéré, ne cesse de bouger, que par Ie cycle des générations, il ne cesse de changer, apparaissant et disparaissant, croissant et dépérissant, Ie signe reste identique a lui-même. Le signe, ab origo, se représente lui-même, en tant qu’il est I’identique a lui-même. Grave dans ce qui change Ie moins, la minéral – ici Ie schiste et Ie grès – , Ie signe se redouble : il dit qu’il est comme la pierre, avec ceci de particulier que la pierre Ie réclame, puisqu’elle … ne dit rien.

Voila donc ces premiers hommes, environnés par un danger constant, talonnés par les bêtes sauvages au nombre desquels il n’est pas encore Ie plus fort et Ie plus dangereux, taraudé par la faim, mourant jeune … Voilà donc ces premiers hommes auxquels les premiers rudiments du langage font faire I’expérience de ce qu’ils sont quelque chose d’autre que ces animaux dont ils se repaissent et qui, parfois, les dévorent. Ce « quelque chose d’autre » que Ie signe gravé sur une plaque pectorale, conserve au mort qu’il protège, est l’énigme la plus invincible que l’humanité pourra jamais connaître : à savoir ce qui la différencie de l’animalité. Enterrer ses morts, c’est à la fois les consacrer dans leur énigmatique dignité d’ humain – plutôt que d’abandonner Ie cadavre aux chiens et aux rats – et c’est les soustraire au changement. Un mort, c’est un homme qui s’ arrête de marcher. Il est là où les autres humains I ‘ont abrité. Il est devenu un signe. Il est enfin devenu radicalement humain, sans reste périssable.

La plaque pectorale, nouée autour du cou, posée sur la poitrine ou siège la voix désormais muette, ne dit pas tout cela : elle est tout cela. Autant de signes qui consacrent cette énigme, la déploient, non pas pour la révéler à la manière d’un secret, car tout conspire et murmure dans la foret préhistorique, mais pour la faire agir a la manière d’un secret.

Le déploiement du signe, Ie foisonnement de triangles hachures, d’arborescences, d’étoilements, Ie compartimentage constructif, les cercles, les droites, les sécantes et autres médiatrices, tout cela fabrique de I’humanité sur son mode propre qui est celui de l’énigme. Longtemps, la géométrie a été a la fois une discipline mystique, trempant dans cet au-delà que tout trait géométrique traverse nécessairement, et un travail de rationalisation dont Ie beau aura été, des siècles durant, Ie plus sur garant. Il y a quelque chose d’un Pythagore ou d’un Epiménide à la peau tatouée, dans ces signatures géométriques.

Le travail de Stephen Sack, en nous rendant au regard, opère une sorte de résurrection du message porte par ces milliers de schistes. Mais il nous appartient de déterminer ce qui, en nous, est rappelé a la vie.

Frank Pierobon, philosophe